Le Royaume-Uni, maître-espion

(The UK spy overlords)

By Duncan Campbell | First published in LE MONDE on 01 July 2013

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Aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, l'opinion publique et la classe politique se refuseront sans doute à comprendre la signification de l'avalanche de révélations faites par l'agent de renseignement et lanceur d'alerte Edward Snowden, aujourd'hui en fuite, sur le système mondial d'écoutes électroniques, mais pour le reste du monde et l'Europe, il s'agit d'un moment décisif.

La réaction française à ces révélations s'est exprimée par la voix de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), qui affirme que Google a enfreint la législation française en acceptant de collaborer au système secret de surveillance. La présidente de la CNIL, Isabelle Falque-Pierrotin, a enjoint à Google de modifier sa politique dans un délai de trois mois, faute de quoi l'entreprise pourrait se voir infliger une amende d'un montant allant jusqu'à 175 millions d'euros. L'agence espagnole de protection des données a suivi l'exemple français.

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L'organisation de ces écoutes multinationales – créées après la guerre par des traités secrets entre les Etats-Unis et le Royaume-Uni, connus à l'origine sous l'appellation d'Ukusa (United Kingdom-United States Communications Intelligence Agreement) – est plus connue sous le nom de "Five Eyes" ("cinq yeux"). "Five Eyes" regroupe les agences de renseignement électromagnétique des Etats-Unis, du Royaume-Uni, du Canada, d'Australie et de Nouvelle-Zélande. On trouve parmi elles l'Agence de sécurité nationale (NSA) américaine et le Government Communications Headquarters (GCHQ) britannique.

D'après les documents divulgués par Edward Snowden, tout courrier électronique, fichier ou texte expédié d'Europe pour être traité aux Etats-Unis a toute chance d'être copié et analysé par un système britannique de surveillance dont le nom de code est "Tempora". Chaque bit d'information envoyé vers des liens écoutés est scanné, copié et conservé pendant trois jours, le temps que les ordinateurs des services de renseignement britanniques l'aient examiné et en aient extrait les informations concernant l'expéditeur et le destinataire. Les contenus de certaines communications spécialement surveillées sont alors sélectionnés et stockés de façon permanente.

Pour le reste, les informations concernant qui a appelé ou qui s'est connecté à qui sont filtrées et transférées vers un autre système de stockage informatique. Une fois triée et filtrée, l'information fournie par "Tempora" est alors intégrée à une gigantesque base de données partagée, indiquant qui a appelé qui, qui s'est connecté avec qui, à n'importe quel moment, en n'importe quel endroit du monde.

De délicates et complexes négociations entre les Etats-Unis et l'UE sur la protection des données dans le "nuage" informatique que forment les massifs systèmes de traitement et de stockage à distance sur Internet se poursuivent depuis plusieurs mois. Elles sont aujourd'hui devenues extrêmement houleuses.

Cela fait pourtant longtemps que des personnes informées ont lancé des campagnes en Grande-Bretagne, en Allemagne et aux Pays-Bas pour tenter d'alerter le monde sur la signification d'une loi américaine, remise à jour en 2008, qui autorise le gouvernement américain à émettre des injonctions judiciaires secrètes obligeant les compagnies informatiques américaines à lui remettre toutes leurs données provenant de l'étranger.

Ecoutes sans mandat

Le nouveau texte a été voté en partie dans le but de légaliser la surveillance secrète des réseaux téléphoniques dans et hors des Etats-Unis que le gouvernement avait lancée peu après le 11-Septembre. Ce système est officiellement appelé "écoutes sans mandat". De nouvelles dispositions accordent aux entreprises américaines qui se sont pliées aux demandes officielles secrètes l'immunité à l'égard des poursuites ou des procès que pourraient leur intenter les clients dont les données ont été copiées. Encore simple sénateur à l'époque, le président Barack Obama a voté en faveur de ces nouvelles lois.

La nouvelle législation américaine extraordinaire est le Foreign Intelligence Surveillance Act Amendment Act de 2008, plus connue sous le nom de Fisaaa. C'est une mise à jour d'une loi de 1978 votée lorsque les investigations liées au "Watergate" eurent révélé les opérations illégales d'espionnage menées par les agences de renseignement américaines. Les informations découvertes au cours de ces enquêtes avaient conduit le sénateur Frank Church, qui présidait la principale commission d'investigation, à mettre en garde contre le fait que le pouvoir de la NSA lui conférait "la capacité (...) d'instaurer une tyrannie totale". En 2013, il semble que tel ait bien été le business plan de l'agence.

Non seulement la Fisaaa n'exige pas que la surveillance ne s'effectue que dans les cas de terrorisme ou de crimes graves, mais elle autorise toutes formes d'espionnage politique et économique à l'encontre des non-Américains. La Fisaaa protège les citoyens américains d'une surveillance généralisée et discrétionnaire. Elle autorise la collecte d'informations concernant toute "organisation politique basée à l'étranger", ou tout "territoire étranger un rapport avec la conduite de la politique étrangère des Etats-Unis". Dans les faits, si vous n'êtes pas un citoyen américain ou une personne domiciliée aux Etats-Unis, rien ne vous protège.

Le fait que les Etats-Unis se soient toujours livrés à ce genre d'espionnage a été reconnu en mars 2000 par l'ancien directeur de la CIA James Wolsey, alors qu'il réagissait à un rapport du Parlement européen sur le réseau Echelon – dont j'étais l'auteur –, utilisé pour espionner les satellites commerciaux de communications. A la question : "Pourquoi nous espionnons nos alliés ?" M. Woolsey a répondu : "Oui, mes amis d'Europe continentale, nous vous avons espionnés. Et il est exact que nous utilisons des ordinateurs pour trier les données en fonction de certains mots-clés."

A la suite de l'affaire Echelon et d'autres controverses antérieures, grandissait au niveau international la suspicion que l'opération mondiale d'écoutes électroniques menée les Anglo-Saxons s'était ménagée un accès à la quasi-totalité des communications civiles et militaires de la planète, et ce dans des objectifs de lutte contre le terrorisme et la grande criminalité, mais aussi pour collecter des renseignements économiques, politiques et personnels de toutes sortes.

Ces soupçons se trouvent aujourd'hui confirmés par les nombreux documents top secret qu'Edward Snowden a remis aux journaux américains et britanniques. Des politiciens allemands, dont la ministre de la justice, Sabine Leutheusser-Schnarrenberger, ont qualifié ces initiatives de "catastrophe".

Surveillance des délégations étrangères lors du sommet du G20

Les révélations faites par Edward Snowden confirment à quel point les "Sigint" anglo-saxons (Signals Intelligence ou renseignements électroniques) ont été intégrés à leurs systèmes de surveillance et à leurs opérations d'espionnage. Quoique étant américain et travaillant à Hawaï, Edward Snowden avait accès à une quantité gigantesque de documents top secret relevant du GCHQ britannique. Ces documents comprennent les rapports d'une vaste opération de surveillance des délégations étrangères participant au sommet du G20 organisé à Londres en 2009. Tous les partenaires des Etats-Unis et du Royaume-Uni au G20 étaient ciblés.

Le gouvernement britannique a posé comme condition à la délivrance de licences pour installer des câbles sous-marins destinés à rejoindre les côtes anglaises qu'ils comportent deux connexions une fois qu'ils touchaient terre. L'une de ces connexions rejoint le réseau téléphonique ou Internet normal ; l'autre est reliée secrètement aux centres de renseignement installés à Bude, sur la côte occidentale des Cornouailles, ou au GCHQ lui-même, à Cheltenham, dans le centre de l'Angleterre. D'autres centres importants de collecte d'informations opèrent à Chypre et sur l'île de l'Ascension, dans l'Atlantique Sud.

Une importante base américaine d'écoute est installée dans le nord de l'Angleterre, à Menwith Hill, dans le Yorkshire. Elle est spécialisée dans l'écoute des communications satellitaires et aurait intercepté avec succès les conversations du président russe Vladimir Poutine durant le sommet du G20.

Plusieurs révélations ont appris aux Américains que leurs communications privées n'étaient pas tout à fait à l'abri de la surveillance de la NSA. La première de ces révélations fut la divulgation de l'existence d'une injonction judiciaire secrète, renouvelée tous les trois mois, exigeant de la compagnie de téléphone Verizon qu'elle transmette les relevés d'appels de ses abonnés au FBI et à la NSA. Cette divulgation a confirmé que les entreprises téléphoniques américaines ont transmis des informations détaillées sur tous les appels téléphoniques émis depuis les Etats-Unis ou passés aux Etats-Unis depuis l'étranger. Cette pratique, lancée par le président Bush après le 11-Septembre, a été maintenue et élargie par le président Obama.

Alors que les autorités américaines et britanniques affirment agir dans le cadre de la loi et protéger la société, elles ignorent délibérément le mal qu'elles ont causé aux sociétés démocratiques et à la liberté d'expression du seul fait d'avoir mis sur pied un tel système d'espionnage. La généralisation de cette surveillance indifférenciée conduit à l'autocensure, au renoncement à exprimer son désaccord et, dans les cas les plus graves, à une restriction des libertés de réunion et de communication.

Ceux qui s'y opposent, comme le spécialiste des questions de la sphère privée Caspar Bowden, disent qu'"il n'est pas trop tard pour s'éveiller de cette longue marche somnambulique vers une perte irrémédiable de souveraineté sur les données stockées dans le "nuage"". Pour cela, les institutions européennes doivent agir de façon décisive pour stopper l'offensive contre le caractère privé des données ourdie de l'autre côté de la Manche.

(Traduit de l'anglais par Gilles Berton)

Duncan Campbell

Expert juridique spécialiste des droits civiques et de la surveillance électronique. Ses travaux ont révélé de nombreux aspects de l'espionnage international, y compris les écoutes téléphoniques et le réseau d'interception satellite Echelon, dévoilé en 1988. Ses investigations ont souvent débouché sur des enquêtes parlementaires à l'échelle européenne, tout en provoquant des contentieux juridiques avec différents gouvernements britanniques. Ici son site internet.

 

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